L’Interview France Inter – Simulation 1/2
Léa Belmondo (France Inter)
Ce matin, nous recevons à l’antenne une écrivain au style incisif, hypnotique et limite perturbateur, à l’imaginaire ample et atemporel, un alien dans le paysage de la littérature française contemporaine : Astrid Campion. Elle est la créatrice d’Atoll Raiders™, une série littéraire aujourd'hui amplifiée en une performance immersive, Atoll Raiders™Live, qui sera présentée le 17 avril prochain au 1er étage de l’iconique bâtiment Callot de l’École Nationale d’Architecture Paris-Malaquais. Astrid Campion, bonjour.
Astrid Campion
Bonjour Léa, merci pour l’invitation.
Léa Belmondo
On va parler de cette performance multidisciplinaire qui promet, mais d’abord, revenons à la genèse : Atoll Raiders™, avant d’être une performance, c’est une pièce de littérature que vous avez rédigée entre février et juin 2023. À ce moment-là, envisagiez-vous déjà une mise en scène ?
Astrid Campion
Non, je n’imaginais pas du tout une telle évolution. Quand j’ai rédigé Atoll Raiders™, il n’était pas encore question d’en faire une performance. Même si j’avais déjà pratiqué la direction artistique, la mise en scène, des autres et de mon propre personnage, en particulier dans mon œuvre vidéo, Atoll Raiders™ se veut depuis le départ le fruit d’un pur travail sur le texte, sur l’objet littéraire, sa forme, sa sensualité, sa substance, et leurs interactions.
Léa Belmondo
Justement, Astrid, les auditeurs vous attendent sur ce point. Pouvez-vous nous briefer un peu, nous introduire à votre travail littéraire ?
Astrid Campion
Oui, ofc… Par où commencer… Je sais.
Un ami de jeunesse, loyal et fin lecteur, rencontré en Lettres Modernes à La Sorbonne il y a plus de dix ans – il se reconnaîtra – a utilisé cette formule en soirée pour expliquer à un de nos pairs business school ce que je développais. Il lui disait, en pleine détente près de la table du punch tropical :
Mec… la littérature, c’est comme un sport. Faut être entraîné.
Léa Belmondo
(rires)
Astrid Campion
Sorry Sorry, je n’ai pas voulu vous électrifier haha ! Mais vous savez, Samuel Beckett aurait apprécié cette formule, il était très tonique…
Léa Belmondo
(en train de faire des signes bizarres à la régie)
On prendra les appels plus tard, poursuivez Astrid, je vous en prie.
Astrid Campion
Je parlais donc de cet ami, témoin depuis des années de mon obstination à m’entraîner sur ma langue, mon flow, mes lexiques et mon imagination, à travers l’expérience de sentiers pas toujours battus, et d’un parcours universitaire en linguistique. Je pense que ma technique (formelle), ce qu’elle donne, résulte de cet entraînement.
Après, ce que j’exprime par cette technique de mon être profond demande une autre appréhension du texte et de son pouvoir… il faudrait d’ailleurs que j’y dédie quelques papiers…
Ensuite, je dois rappeler le contexte dans lequel ma création prend racine.
En France, et à Paris en particulier, l’héritage, l’état du littéraire est très lourd. Lorsqu’on le connaît un peu, qu’on y a été conditionné, même, et qu’on le respecte, on ne peut pas vraiment se permettre de s’insérer dans sa suite n’importe comment. Les contraintes sont al, elles existent. Je pense, lorsqu’on essaie, qu’on se targue de “pratiquer la Littérature” avec un grand L, qu’il est indispensable de porter un propos ultra solide, une vision neuve, qui dépassent le besoin d’expression personnelle et l’écueil fatal de la ”copie augmentée” de styles déjà lus et recyclés en mille nuances…
Je crois qu’il est également important de réfléchir à la valeur – à la nature de la valeur – que notre travail a le potentiel de générer pour le collectif lecteur, aussi restreint soit-il, à l’ère Zap Netflix…
Léa Belmondo
C’est vrai qu’on pourrait dire que Netflix – les plateformes et les réseaux sociaux en général – ont reconfiguré notre rapport aux récits, aux attentes du public, et leurs choix de formats… Et pourtant, vous avez persévéré dans un art – la poésie – qui vous positionne à contre-courant de cette fluidité du scroll-binge-watching.
Astrid Campion
Très honnêtement, je ne perçois pas d’incompatibilité entre les deux mondes. Mes objectifs diffèrent, et ma proposition de valeur n’a rien à voir ; mais oui – au risque d’en froisser certain(e)s – ma littérature constitue très pragmatiquement un “contenu”, au même titre que les séries Netflix, AppleTV, et les réels instagram – que je consomme moi-même avec intérêt sans gêne – sur le marché globalisé du divertissement (pascalien, pascalien évidemment) et je regrette d’avoir à tant lutter pour rendre visible et accessible mon travail, gagner des lignes de temps dans l’économie générale de l’attention.
Ce problème est précisément celui qui en 2022 m’a amenée à penser le design de mon projet métalittéraire RÉCIFS LCD.
J’étais en recherche d’un vecteur “agile” de mon travail littéraire, modelé en conscience des usages contemporains et leurs zones de latence – worklife envahissante ; fatigue cognitive ; screen tentation… – et surtout, insoumis aux logiques d’invisibilisation algorithmiques propres aux gafam natu. Substack, l’outil de newsletter-blog que j’ai choisi pour ma vitrine, connecté directement aux boîtes email des abonnés, s’est révélé un terrain media très intéressant… J’avais trouvé une zone d’exposition digitale de mes textes à la fois fiable en termes de distribution, mobile-first, et scannable… –je parle des stats– j’ai acheté mon nom de domaine en .fr, et c’était parti…
Léa Belmondo
Vous meniez là une sorte de double opération, entre stratégie de diffusion optimisée et cadrage d’une esthétique de résistance…
Astrid Campion
Vous tapez juste, Léa… (rires) Avec RÉCIFS LCD™, j’ai voulu approfondir ma quête de graphie du vécu hypernumérique, en pratiquant la langue d’une manière qui ne se contente pas de décrire l’état du contemporain, mais qui s’y infiltre, l’absorbe, le métabolise, le manifeste littéralement ; une langue miroir des rythmes technologiques de nos mondes perçus (seulement ?) fragmentés et pourtant ancrée – par moi, malgré moi – dans un archaïque très lointain, celui que j’ai installé entre 2018 et 2021 dans mon premier recueil, Alexandries Regarde. Une langue capable d’exposer les signaux contradictoires de la culture – plutôt parisienne – dont elle émane, tout en laissant apparaître les failles émotionnelles, existentielles profondes. En tous cas, de ce que j’en ai capté.
Léa Belmondo
Ce dont vous nous parlez, c’est d’une écriture qui est elle-même une expérience, presque un dispositif, où la structure joue un rôle fondamental.
Astrid Campion
Oui, exactement. La reprise des structures classiques et rigides de l’alexandrin, de la strophe de douze, du triptyque souvent, pose le cadre du flow, comme si elle permettait à mon travail de fracture, de twist de l’imaginaire et de la plastique du français post-2000 de s’organiser.
Les mécanismes de mon écriture opèrent sur plusieurs strates – je préfère le terme anglo-saxon layers – et il faut bien plus d’une lecture pour en identifier le jeu.
Léa Belmondo
Et ce jeu ne se gagne pas immédiatement. Vous imposez des arcades, des balises... Votre écriture, par sa densité, demande, rend nécessaire même, un réel engagement du lecteur.
Astrid Campion
Je sais que mon écriture n’est pas facile. Elle est en effet dense, sophistiquée, régulièrement qualifiée d’hermétique ou d’élitiste; ce que je comprends mais n’estime pas pertinent, car je ne viens pas d’un milieu élitiste et que j’aspire à toucher un public large et multiculturel.
Mais oui, elle exige du lecteur, peu importe qu’il soit lettré ou non, une qualité d’attention, un effort, un engagement, de la recherche – je pense aux lexiques. Elle requiert une certaine disponibilité; et pourtant, et pourtant… elle offre à la fois la possibilité de vivre tout un panel de sensations et d’épiphanies désolidarisées d’une quelconque compréhension rationnelle du flow, une expérience d’ailleurs parfois qualifiée d’enivrante – liquide – par ceux de mes lecteurs qui ont su pratiquer le lâcher-prise mental…
Léa Belmondo
C’est intéressant, parce que vous proposez une littérature qui stimule l’esprit à plusieurs niveaux : rationnel/analytique, esthétique, sensoriel, symbolique, à la frontière du mystique. Je pense par exemple au vers de l’épisode 4 :
“Seuls les êtres s’accordent Rê l’instance principale…”
Astrid Campion
Oui. C’est là qu’on touche au Verbe, avec un V majuscule… Mais je n’élaborerai pas en studio. À vous d’aller plus loin !
Léa Belmondo
C’est clair, Astrid. Merci déjà pour ces premiers éclairages. Maintenant…
(Elle regarde le timecode du studio)
C’est bon, nous avons le temps. Je souhaiterais approfondir avec vous ma compréhension d’Atoll Raiders™. En lisant la série – oui auditeurs, je le rappelle tout haut – Atoll Raiders™ est une série de 7 épisodes de 12 alexandrins…
Astrid, en lisant et relisant votre pièce de littérature, j’ai remarqué un mélange de références à la technologie, au conflit armé, à la gamification notamment, éclatées dans une sorte de tableau dimension à l'arrière-plan très “organique”. Ces thèmes traversent-ils intentionnellement votre travail ?
Astrid Campion
(Elle réfléchit un instant)
Je ligature tout cet ensemble très intuitivement… organiquement même, comme vous dîtes (rires)
J’utilise la métaphore et les Images – celles dont parle le mythologue Mircea Eliade – pour transmuter mon réel, mon ressenti, mes visions… et ceci donne cela, sans que je n’aie encore produit de travail d’analyse précis de ma production… J’en ai un peu le vertige à vrai dire ! Mais d’accord, je peux m’aventurer un peu…
Nous vivons dans un monde saturé de technologies, d’interfaces, de mécaniques invisibles qui influencent nos perceptions et nos comportements.
Mais nous sommes aussi encore des êtres archaïques, régis par des instincts primaires, des schémas de survie ancestraux qui n’ont pas disparu sous la couche algorithmique, artificielle, aseptisée, et fondamentalement elle-même dépendante pour fonctionner de la matière organique planétaire.
J’imagine que cet embrayage m’intéresse, puisque je l’expose de cette manière.
L’enjeu du conflit et de ses (non, oui ?) résolutions est un driver clé d’Atoll Raiders™.
Du conflit avec quel autre, quels autres… du conflit avec soi, le Soi, son émergence; le Soi dont parle Jung, et dont je parle souvent également, mes lecteurs le savent…
Les références à la guerre vous appartiennent; beaucoup d’encre pourrait couler par systèmes d’analyse étant donné la couleur du climat géopolitique mondial actuel, mais je ne souhaite pas engager cette direction.
La violence, qu’elle relève du physique ou du psychique, innerve de larges plages de mon travail et c’est sûrement parce que beaucoup de ce que j’ai perçu, reçu du monde est intrinsèquement violent, et résiste toujours en moi; mais l’environnement artificiel dans lequel je me suis efforcée de canaliser cette violence, par sa luxuriance, ses fantaisies exotiques et sa sentience, a vocation à la diluer, à connecter, moi et ceux qui la frôlent, à ce potentiel de fonctionnement transcendantal, un mode opératoire capable de nous libérer de l’impasse de l’agressivité en convoquant le ciel, même confisqué…
Léa Belmondo
Épisode 1
Astrid Campion
Tout à fait, absolutely, yes…
Léa Belmondo
On sent justement que la violence est capturée, tenue, questionnée dans votre cadre littéraire… Comme si cliniquement vous agenciez un espace de réparation symbolique. Avez-vous conscience de ce que cela permet, implique pour le lecteur, Astrid ? Avez-vous conscience de votre effet ?
TBC.