Sémiologie de l’acouphène - 2/2
Ce second billet surf dédié à l’acouphène ne vous révélera pas la formule miracle de mon retour à l'homéostasie et à l’inépuisable euphorie de l’écoute (celle de cette mystérieuse chanson de la déesse Mylène, par exemple, ou de mon set préféré de Vril, épique dans son début, grisant dans sa montée en puissance from 41’ and on, and on, génial dans son drop à 43’46; attention…).
Évidemment, vous vous douterez que la contrainte de cette situation m’a obligée. Comme une grande au-delà des ondes, j’ai été chercher à l’extérieur les substances virtuelles et matérielles dont mon organisme avait besoin pour gérer sa cicatrisation. Je ne saurai jamais si l’absorption d’extraits de Ginkgo Biloba, cet arbre extraordinaire du Parc des Trois Grilles de mon enfance dans le 78 dont les branches et les feuilles triangles japonisantes escortaient mes escalades de gamine effrénée, aura contribué par ses vertus antioxydantes spécifiques à la cessation de ma peine, ou si le geste n’aura relevé que de l’effet placebo. Je ne saurai jamais si les mains professionnelles et sensibilisées de x ostéopathe sur mon front, ma tête, mes tempes et les muscles de ma nuque auront contribué à dénouer durablement les tensions de mon système désaxé, ou si le simple fait d’avoir été reçue en dignité dans sa salle de pratique aura suffi à combler mon vide illusoirement sonore. Je ne saurai jamais si dans le silence et la pénombre la lecture de ces boucles de mantras orientaux m’aura rapprochée de la flamme :
“Car en toi est la lumière du monde — la seule lumière qui puisse être répandue sur le Sentier. Si tu es incapable de la percevoir en toi, il est inutile de la chercher ailleurs. Elle est au delà de toi, car, lorsque tu l'atteins, tu as perdu ton soi. Elle est inaccessible, parce qu'elle recule à jamais. Tu entreras dans la lumière, mais jamais tu ne toucheras la flamme.”
La Lumière sur le Sentier, Mabel Collins (1884)
Une chose est claire : la prise de recul sur l’exacerbation des sons du monde est un filtre d’appréhension du réel qui vaut le coût d’être adopté, temporairement.
Que veux-je entendre ? Qu’arrive-je à entendre ?
Depuis quelques semaines, l’entraînement de mes performers a commencé, sous ma direction. J’ai notamment invité ceux-ci, découverts avec joie incroyablement inventifs lors d’une session intense de travail préparatoire collective focalisée sur l’interprétation du raider et de ses états psycho-corporels multiples, à prendre le temps de visionner une liste de films dont la (re)visite me captive tout à fait. Ici, je porterai mon attention en particulier sur le mythique et palmé d’or Apocalypse Now de Francis Ford Coppola (1979), adaptation libre du roman de Joseph Conrad Heart of Darkness (1899) – pour l’agrément : initialement intitulé The Psychedelic Soldier par son scénariste John Milius, avant d’être finalement rebaptisé d'après le slogan « Nirvana Now » inscrit sur les badges de hippies. (Encore eux !)
But what’s the bridge with tinnitus?
Alors qu’en fin de longue journée parisienne je zonais encore dans la gêne de mon bourdonnement droit devant ce magistral, très très excitant – culte – bal d’hélicoptères à l’attaque, j’ai pensé aux oreilles des raiders de l’armée américaine, et je me suis demandé :
Eh vous les gars ! Sous vos hélices de métal tournoyant à pleins tubes, vos moteurs fioul qui grondent, vos mitrailleuses qui détonnent et les explosions de grenades, avec la cerise des hurlements en vietnamien, vous ne vous faîtes pas perturber par les acouphènes ?
Manifestement pris dans la déflagration des raids, j’imagine que les protagonistes de la baie n’ont pas eu le loisir occidental de s’en préoccuper comme moi. Fair enough. En réalité témoin, force est de constater que le phénomène en a par inévitable ricochet chatouillé quelques-uns, rescapés du retour.
Et Astrid d'interroger : que cherche à signifier une civilisation – ses corps militarisés ou productivistes – produisant de l’acouphène ? Par extension, de l’incapacité, de la gêne à s’entendre, jusqu’à se sentir pressurisé dans un piège ?
Dans le chaos sonore contemporain que nous expérimentons tous à des degrés d’anesthésie variables conditionnés par l’habitude, désordres de fond amplifiés par les hertz invisibles des dispositifs wifi, des satellites et la démultiplication des émissions de fréquences du grand public équipé, l’envahissement des appareils et moteurs archaïques, hybrides, pseudo-propres que je n’ai jamais entendus aussi fort que ces dernières semaines, dans le vacarme submersif informationnel et la lutte pour l’existence des innombrables voix, artistiques, politiques, économiques, scientifiques, etc. qui cherchent encore et encore à exister et continuer d’exister, la tâche du discernement qui nous incombe à tous pour diriger nos attentions et nos actes se complexifie.
Face à la charge – et je n’écrirai pas surcharge, car je ne sais plus à partir de quel référent faire départir ce préfixe – et au fracas des interférences, j’aspire en toute humilité à identifier la freeway pertinente. Au delà du décorticage des sémiologies existantes, des blocs de significations associés facilement à la nature des bruits, exotiques ou familiers, je me permettrai de rappeler – comme je le rappelle à mes étudiants – que le sens se construit, s'agrège avec l’expérience, s’évanouit peut-être quand il n’est plus porteur de nos desseins profonds, mais que demeurera à jamais inébranlable notre aptitude à le choisir – le sens – pour soi : c’est cette aptitude qui fait de nous tous des créateurs.