L'Interview France Inter - Simulation 2/2
Léa Belmondo (France Inter)
Ce matin, nous recevons pour la seconde fois à l’antenne l’écrivain et directrice artistique Astrid Campion, figure électrique libre de la scène hexagonale, « cette zone pédale de départ » d’après ses dires récents… Astrid Campion, bonjour.
Astrid Campion
(concentrée à lisser et redresser le col de sa chemise)
Bonjour Léa Belmondo, merci de me recevoir à nouveau. Et navrée que Sebek ait écourté notre dernier échange…
Léa Belmondo
Sebek ?
Astrid Campion
(très sérieusement, avec un sourire au coin des lèvres)
Le dieu du Nil, Léa, crocodile au panthéon égyptien… Vous l’avez sans doute croisé au Louvre.
Léa Belmondo
Évidemment, Astrid. Évidemment.
(les deux jeunes femmes retiennent leur rire)
Astrid Campion
Merci de me suivre… Pour être totalement honnête, j’ai ressenti le besoin d'interpréter cette interruption. Sur le plan symbolique, je veux dire.
Léa Belmondo
Je comprends Astrid, et je sais que la quête des significations profondes relève quasi de l’inner drive chez vous.
(un membre junior du staff arrive pour déposer un plateau en formica agrémenté d’un thermos de chocolat chaud, d’une carafe d’eau filtrée et de quelques mini gobelets en carton; Léa se sert avant que le junior n’en ait eu le temps pour elle; il repart en régie, un peu raide)
Qu’en avez-vous donc conclu ?
Astrid Campion
Par tous les moyens à ma disposition, quelle qu’en soit leur nature, je chercherai à comprendre ce qui trouble l’architecture des récits auxquels je suis affiliée.
Dans le cas du crocodile éphèbe, j’imagine qu’il s’agissait d’un plan de neutralisation du spoiler, pulsion tout à fait respectable…
Léa Belmondo
Vous esquivez, Astrid !
Astrid Campion
(rires d’Astrid)
D’accord, Léa ! Rapidement si vous voulez.
Dans de nombreuses traditions, le crocodile est un symbole ambivalent; il est lié à l’eau – élément matriciel, vecteur initiatique – il incarne également une force animale, archaïque, pré-humaine, pré-sociale;
ici, la péripétie l’introduit comme une figure de transgression; le spécimen quitte les flux sans données de son fleuve, finalise sa trajectoire par un acte brutal, la morsure d’artefacts non anodins : des câbles – ou – des productions techniciennes assurant la circulation d’informations rationnelles au service d’un réseau de discours et d' « éléments de langage » taillés comme des flèches de Sioux;
ici, l’action irrationnelle vient désaxer l’organisation du monde des hommes, avant d’être politiquement corrigée par le classement, la régulation, la pseudo-réintégration de l’élément perturbateur dans un ordre métanarratif français qui laisse rarement place au cliffhanger.
J’ai en tête ce passage… attendez.
(Astrid sort son iPhone, effleure l’écran de ses doigts quelques secondes)
Voilà :
(elle lit à haute voix)
Mircea Eliade, Le Sacré et le Profane, page 15 :
« Introduction – Lorsque le sacré se manifeste »
« L’Occidental moderne éprouve un certain malaise devant certaines formes de manifestations du sacré : il lui est difficile d’accepter que, pour certains êtres humains, le sacré puisse se manifester dans des pierres ou dans des arbres… »
Léa Belmondo
Les auditeurs comprendront, ou feront semblant.
(elle fait signe au junior de rapporter le plateau en formica)
Vous pourriez nous rappeler la date de publication du texte ?
Astrid Campion
Écrit en 1956, paru en 65.
(le junior arrive pour récupérer le plateau, Astrid l’aide à l’attraper derrière les micros; il repart, toujours raide)
Si l’on adopte le prisme d’Eliade, l’on pourrait donc interpréter l’arrivée du crocodile comme une suspension symbolique du temps profane, signalant la possibilité, éventuellement l’impératif, d’une reconfiguration.
– In nuce, la morsure du crocodile, au-delà du gag organisé, c’est l’irruption d’un sacré autre dans un réel profane multicadré; c’est le reset –
Léa Belmondo
À tous les auditeurs, restez détendus, cet échange sera disponible à la réécoute en format podcast.
Astrid, merci pour cette analyse.
Astrid Campion
Vous m’avez mise au pied du mur Léa… Il faudrait revenir au sujet.
Léa Belmondo
Absolument. J’allais l’engager.
Pour rappel chers auditeurs, la performance immersive développée à l’École nationale supérieure des Beaux-Arts de Paris à partir de sa série de textes Atoll Raiders™, point de départ de notre dernier entretien, s’est tenue le 17 Avril 2025.
Astrid, le happening est derrière vous. Quatre mois plus tard, quel est votre ressenti ?
Astrid Campion
Mon ressenti. Je me sens… (les mains croisées derrière le dos de sa chaise, elle caresse le relief des veines de son poignet gauche)
Je me sens rééquilibrée, et plus libre, sans doute. Mener ce projet m’a demandé un investissement professionnel, émotionnel et physique total, de prendre de nombreux risques, de faire des choix difficiles et de gérer des situations institutionnelles très anxiogènes; j’ai laissé d’importants aspects de ma vie de côté pendant une année entière pour tenir mes engagements. Je suis heureuse que le résultat de mon travail ait été au-delà de mes attentes. Vous savez, parfois, j’ai du mal à réaliser que j’ai produit un projet pareil.
Je suis dépassée.
(elle rit d’elle-même, baisse les yeux et se sert un verre d’eau)
Il m'était assez complexe de visualiser exactement à l’avance la forme que ma ligature artistique allait générer. Je ne pouvais que structurer, donner et maintenir l'impulsion, composer les images, préparer l’action, entraîner et guider mes collaborateurs, anticiper un flow… sorte de puzzle explosif à retardement…
Léa Belmondo
Vous avez su en effet faire vivre une expérience unique de dilution du temps et de l’espace, à travers un éveil de tous les sens, alternant plages de haute tension et souplesses chorégraphiées…
Astrid, votre emploi du terme « rééquilibrée » m’interpelle, vous pourriez développer ?
Astrid Campion
(elle ne répond pas tout de suite)
D’accord Léa, l’angle est intéressant.
Je pense que tout créateur, lorsqu’il s’engage dans sa production, ne répond en réalité qu’à une tendance, très profonde – vitale, primale, même – qui s’appelle le principe d’homéostasie; c’est-à-dire : la capacité d’un organisme biologique à maintenir l’équilibre de son milieu intérieur, quelles que soient les contraintes externes.
Cette information relève de l’invariant.
De la même manière, je pense que l’équilibre psychique d’une intériorité particulière et l’externalisation créative de son mystère, de ses forces, relèvent d’un principe organique similaire, associé à d’autres plans de circulation d’énergie.
L’état des labyrinthes cognitifs, historiques et culturels des communautés auxquelles nous appartenons influence évidemment – dans la forme, dans le mindset – la partie visible de ces icebergs irisés de miels et castagnes…
Léa Belmondo
(grimace)
Astrid Campion
Je fais référence aux prods.
L’élan créateur vital essentiel ne dérive jamais du caprice ostentatoire, d’une socialité esthète ou d’un hasard algorithmique instantané. Il vient du centre. Il se manifeste pour transformer quelque chose d’intérieur; c’est d’ailleurs précisément pour cette raison que l’intelligence artificielle, cette puissance de silicium probabiliste – dont j’embrasse les possibles, rassurez-vous – ne sera, de mon point de vue, jamais un créateur d’essentiel. Pour rappel, la machine ne possède pas d’intériorité psychique.
C'est un autre débat (elle tourne la tête pour vérifier le chrono) dont nous n’avons pas le temps.
Que cherches-tu à équilibrer avec ton travail ? Cette question n’est que trop rarement posée aux créateurs. On touche pourtant là au premier des moteurs de l’activité artistique…
Léa Belmondo
Astrid, j’entends votre feu, et je n’ai pas de gomme adragante avec moi pour l’éteindre… Nous avons évoqué lors de la dernière interview les enjeux liés à la visibilisation et à la mise en résonance de vos textes en régime d’hyperspectacle.
Nous avons évoqué les enjeux de canalisation et de transmutation créative d’une violence qui, pour reprendre votre formule « résistait toujours en vous ».
Aujourd’hui, vous parlez d’oscillations tectoniques des intériorités à travers les multiples du geste artistique.
On frôle l’overview effect.
J’aimerais comprendre beaucoup plus concrètement l’opération.
Astrid Campion
Vous exigez beaucoup de ma parole…
Léa Belmondo
Restez simple.
Astrid Campion
Ce qu’il se passe lors d’une performance, sur scène, ou derrière une caméra – concrètement, toute zone de pratique du jeu – opère toujours à double niveau. Le réalisateur franco-chilien Alejandro Jodorowsky, dont les enseignements m’ont été très utiles, nous explique clairement que
L’inconscient ne fait pas la différence entre le jeu et la réalité
Qu’est-ce que cela implique ? Je vais vous donner un exemple basique.
Vous ressentez de la colère envers quelqu’un, pour x raison, mais cette colère n’est pas socialement correcte, acceptable. Vous ne pouvez l’exprimer, et la ravalez donc. Elle est en vous, brûle, et vous positionne dans l’impasse.
(des hologrammes 5D de lettres en mode shimmer blanc apparaissent et se mettent à flotter à la fois au milieu du studio et dans le champ droit de la rétine des auditeurs connectés à la fréquence précise; à la suite, elles forment ce verbe :
– Il est important de comprendre que lorsque les schémas actanciels classiques mis à disposition par le jeu social et ses héritages entravent la psyché dans l’expression de sa vérité – et conséquemment sa libération, sa réalisation juste – l’espace de jeu de la performance permet cette expression, y compris la neutralisation de sa charge par l’action – )
Léa Belmondo
Astrid, c’est vous ?
Le junior
(depuis la régie, porte ouverte)
C’est de la frappe ce qu’elle fait Campion
Astrid Campion
(elle se retourne pour faire un clin d’oeil au junior, et poursuit, hypnotique)
Mais dans un espace de jeu protégé, où vous aurez par exemple décidé d’assassiner un mannequin de polystyrène symbolisant l’objet de votre colère et lui écraser des grappes de groseilles sur les yeux, la matrice sociale n’est plus une contrainte. Certains canons y demeurent, évidemment; ceux-ci dépendent de votre contexte-ancrage, qui influencera éventuellement le protocole plastique, rien de plus.
Dans cet espace de jeu protégé, vous vous autorisez donc à réaliser l’acte factice, vecteur on ne peut plus efficace de votre émotion à dégager. Une fois le mannequin détruit et vos ongles constellés de mini billes blanches, votre inconscient intègre la métaphore du meurtre, et l’enregistre comme un fait puisque
L’inconscient ne fait pas la différence entre le jeu et la réalité
Vous sortez du jeu. Votre émotion n’existe plus. Vous êtes libre.
(les hologrammes 5D disparaissent)
Léa Belmondo
L’action scénique collective que vous avez dirigée a donc été structurée en pleine conscience de ce mécanisme de double plan...
Astrid Campion
Soit (elle sourit, hésite à en dire plus)
Libre à chacun d’en saisir le pouvoir des cascades…
(à l’arrière, le junior, un peu nerveux, leur montre du doigt le chrono avec insistance)